Blocage d'un site Web contrefaisant sur le fondement de la LCEN
Selon le Tribunal Judiciaire de Paris, l'existence d'un fondement spécifique au droit des marques n'interdit pas qu'une demande de blocage d'un site Web contrefaisant soit fondée sur l'article 6.I.8 LCEN.
Les juristes le savent, toute demande formulée devant un juge doit être assise sur une règle de droit que l’on appelle son fondement. Le droit étant complexe, il arrive parfois qu’une demande puisse avoir plusieurs fondements concurrents. Il faut alors choisir. Heureusement, ce choix est facilité par certains principes généraux qui orientent le raisonnement juridique.
Le principe specialia generalibus derogant, enseigné aux étudiants dès la première année en fac de droit, est l’un des principes les plus connus permettant de choisir parmi plusieurs fondements concurrents. Pour le dire en français, il s’agit d’appliquer la règle spéciale, celle qui est la plus proche de la situation considérée, plutôt qu’une règle plus générale et plus éloignée des circonstances particulières de la cause.
Mais encore faut-il savoir, lorsque deux règles de droit sont en concurrence, si elles sont mutuellement exclusives et, dans l’affirmative, laquelle déroge à l’autre. L’ordonnance du 8 janvier 2020 (RG n°19/58624) rendue par le juge des référés du Tribunal Judiciaire de Paris répond à ces questions, en présence d’une atteinte aux marques réalisée sur Internet.
Voici les faits. Le groupe Richemont, dont sont membres plusieurs sociétés de joaillerie, d’horlogerie et d’instruments d’écriture de luxe, ont découvert que plusieurs sites Web dirigés vers le public français commercialisaient des produits contrefaisant leurs marques. Sans préjuger du fond, les noms de domaine utilisés par ces sites, “contrefaconmontres.com” ou “repliquemontres.cn”, parmi d’autres, donnent un indice sur la volonté de leurs éditeurs. La victime a tenté de contacter les propriétaires de ces noms de domaine, grâce aux données contenues dans la base de données WHOIS. En vain. Elle a alors tenté de contacter les hébergeurs de ces sites, notamment aux États-Unis, afin de leurs signaler les contenus contrefaisants et de leur en demander le retrait. Toujours en vain. Elle a finalement saisi le juge parisien d’une demande de blocage, formulée contre les fournisseurs d’accès français (FAI).
Cette demande de blocage visant les FAI pouvait être fondée sur deux textes : l’article L. 716-6 du code de la propriété intellectuelle et l’article 6.I.8 de la Loi pour la Confiance dans l’Économie Numérique du 21 juin 2004.
Art. L. 716-6 CPI : Toute personne ayant qualité pour agir en contrefaçon peut saisir en référé la juridiction civile compétente afin de voir ordonner, au besoin sous astreinte, à l’encontre du prétendu contrefacteur ou des intermédiaires dont il utilise les services, toute mesure destinée à prévenir une atteinte imminente aux droits conférés par le titre ou à empêcher la poursuite d’actes argués de contrefaçon (…)
Art. 6.I.8 LCEN : L’autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête [aux hébergeurs] ou, à défaut, [aux FAI], toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne.
Les deux textes sont spéciaux. Le premier l’est à raison de la matière, puisqu’il ne concerne que les atteintes aux droits de propriété intellectuelle, tandis que le second l’est à raison des personnes puisqu’il vise les hébergeurs et les FAI. L’on est bien en peine d’appliquer l’adage specialia generalibus derogant, faute de savoir laquelle des deux règles est plus spéciale que l’autre…
Et si, en réalité, les deux fondements n’étaient pas mutuellement exclusifs ?
La directive européenne 2000/31/CE, que la LCEN transpose en droit français, prévoit à son considérant n°45 que “les limitations de responsabilité des prestataires de services intermédiaires prévues dans la présente directive sont sans préjudice de la possibilité d’actions en cessation de différents types. Ces actions en cessation peuvent notamment revêtir la forme de décisions de tribunaux ou d’autorités administratives exigeant qu’il soit mis un terme à toute violation ou que l’on prévienne toute violation, y compris en retirant les informations illicites ou en rendant l’accès à ces dernières impossible.”
Quant à la directive 2004/48/CE, dont est issu l’article L. 716-6 CPI, énonce à son considérant n°23 que “sans préjudice de toute autre mesure, procédure ou réparation existante, les titulaires des droits devraient avoir la possibilité de demander une injonction à l’encontre d’un intermédiaire dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte au droit de propriété industrielle du titulaire.”
La Cour de Justice de l’Union Européenne a ainsi pu juger que “la directive 2004/48 n’affecte pas la directive 2000/31”, dans son arrêt L’Oréal c. eBay du 12 juillet 2011 (affaire C-324/09, considérant n°133).
Il en ressort que le législateur européen a voulu permettre aux victimes de contrefaçon de se diriger à la fois contre toute personne portant atteinte à leurs droits (art. 716-6 CPI) et contre toute personne qui, sans être à l’origine de l’atteinte, a les moyens techniques de la faire cesser (art. 6.I.8 LCEN).
Par conséquent, le titulaire d’une marque peut demander au juge des référés, sur le fondement de l’article 6.I.8 LCEN, d’ordonner aux hébergeurs ou aux FAI de prendre toute mesure utile pour bloquer l’accès à des contenus contrefaisants.